À qui s’adresse l’ethnopsychiatrie en France aujourd’hui?, par Catherine Grandsard

À qui s’adresse l’ethnopsychiatrie en France aujourd’hui?

La réponse est « à tout le monde » puisqu’il s’agit, pour paraphraser une définition de Tobie Nathan, son principal représentant en France, d’une approche psychologique qui tient compte des attachements sociaux des personnes (au sens de Bruno Latour, c’est-à-dire ce qui fait faire): langues, divinités, engagements politiques, manières de faire, rituels, etc… Nous avons tous des attachements spécifiques!

Dans la pratique, elle est aujourd’hui proposée avant tout à des personnes migrantes pour lesquels les prises en charges habituellement proposées se sont révélées insuffisantes.

L’on se tourne vers l’ethnopsychiatrie pour tenter de comprendre des situations particulièrement complexes qui impliquent des problèmes multiples (psychopathologiques, médicaux, socio-économiques, professionnels, scolaires, juridiques, etc.). Ce sont souvent des personnes qui ont déjà un long parcours institutionnel (en psychiatrie ou dans le champ de la protection de l’enfance et de la justice pour enfants).

Parfois, elles entretiennent des relations conflictuelles avec les professionnels qui tentent de leur venir en aide ou alors elles se montrent fuyantes, ou au contraire très demandeuses tout en mettant en échec les aides proposées. Depuis quelques années, ce sont aussi des mineurs isolés étrangers, ces jeunes migrants qui arrivent seuls en France, qui nous sont adressés.

Plus qu’une thérapie ordinaire?

L’ethnopsychiatrie parie sur les forces et les savoirs des personnes et de leurs groupes d’appartenance : le symptôme est envisagé comme le signe d’une spécificité qu’il s’agit d’élucider ou d’une compétence à identifier. C’est une manière d’aborder le soin qui ne s’interdit aucune piste thérapeutique, y compris celles que nous avons pris l’habitude, en occident, de considérer comme dérisoires.

Nous accueillons certes les personnes mais aussi les êtres et les forces qui les accompagnent. Par exemple, cette jeune femme maghrébine qui présente des comportements antisociaux : elle est déscolarisée, se bagarre sans cesse, ne supporte aucune frustration, etc. Plutôt que de la penser comme une personnalité borderline souffrant d’un syndrome d’abandon, ce qui correspond effectivement à son histoire et aux signes cliniques qu’elle présente, nous nous sommes appliqués à la penser à partir des théories et des pratiques traditionnelles maghrébines, comme quelqu’un qui est accompagné par des présences, des djinns, qu’il s’agissait d’identifier et de traiter.

Quand nous l’avons invitée à envisager ses difficultés de cette manière, cette jeune femme, réfractaire à toutes les interventions psycho-éducatives, est sortie de sa réserve pour partager avec nous ses nombreuses expériences et hypothèses concernant ses relations avec des invisibles non humains. Nous avons alors pu engager avec elle un véritable travail thérapeutique, à partir de ses propres intérêts et non pas en fonction uniquement de nos catégories psychologiques prédéterminées.

Priorité au groupe

Nous travaillons en groupe, c’est-à-dire à plusieurs thérapeutes (deux au minimum mais parfois beaucoup plus) et avec un médiateur « ethnoclinicien », c’est-à-dire un professionnel qui partage la culture d’origine de la famille, qui parle sa langue et qui connaît parfaitement les attachements du pays, en particulier les pratiques de soin mais pas seulement. En parallèle, le médiateur est généralement diplômé de l’université française et connaît les institutions d’ici et leurs logiques.

Grâce à ce personnage, un processus de traduction peut s’instaurer dans la consultation — traduction de langue à langue, mais aussi de monde à monde! La traduction et l’explicitation des concepts propres aux univers en présence constituent une méthode centrale que nous utilisons dans les consultations d’ethnopsychiatrie. Comment traduire le mot « dépression » en bambara, par exemple ? Et « psychologue » ? Et le mot « djinébana » (littéralement maladie due à un esprit) en français ? L’effort de traduire non seulement les mots, mais les concepts qu’ils véhiculent nous amène à explorer des étiologies alternatives pour expliquer la négativité. Cela ouvre la voie à de nouvelles pistes thérapeutiques.

Nous nous intéressons beaucoup au parcours thérapeutique des personnes que nous recevons, à la manière dont leur cas a été pensé, et traité, par d’autres thérapeutes y compris leurs thérapeutes traditionnels ou religieux (guérisseurs, imams, pasteurs, etc…).

Nous nous efforçons, à travers ce processus, d’introduire le contradictoire au sein du dispositif thérapeutique, c’est-à-dire que nous considérons que les usagers de la psychothérapie doivent pouvoir prendre une part active dans le choix de la théorie à partir de laquelle leur cas va être pensé et soigné. C’est la raison pour laquelle nous ne recevons pas les « patients » seuls mais toujours accompagnées des personnes de leurs choix. Je mets le mot « patient » entre guillemets car pour nous, il s’agit bien plus de partenaires dans une aventure commune — une aventure nécessairement de pensée et de créativité.

Co-thérapeutes

Du côté des thérapeutes, la présence de plusieurs co-thérapeutes permet d’instaurer une discussion du problème à laquelle assistent les « patients » et à laquelle ces derniers sont également invités à participer en tant que partenaires. La présence du médiateur ou d’un autre représentant du (ou des) groupe(s) d’appartenance du « patient » est aussi indispensable pour garantir que l’expertise de celui-ci pourra se déployer au sein de la consultation.

Car notre souci principal, en ethnopsychiatrie, c’est de créer les conditions techniques qui nous contraignent, en tant que thérapeutes, à nous mettre en position d’apprentissage vis-à-vis des personnes qui viennent nous consulter. De façon à ne jamais les envisager comme les simples destinataires d’une thérapeutique élaborée en dehors d’eux par des experts. Dans une société multiple comme la nôtre, c’est à la fois la condition de l’efficacité thérapeutique mais aussi la garantie que la liberté de choix des usagers en matière de soin psychique reste entière.