D’ailleurs, tous les psychologues cognitivistes vous le diront : l’époque est au stoïcisme.

Par Sven Ortoli, pour Philosophie Magazine

Mon premier fut le richissime conseiller d’un empereur réputé pour sa cruauté ; mon second fut esclave, avant de devenir le plus célèbre des professeurs de philosophie de son temps, et mon troisième, empereur – le dernier de la Pax Romana. Sénèque le millionnaire, Épictète l’esclave et Marc Aurèle, le philosophe roi. Et mon tout ? C’est une philosophie venue de Grèce qui a dominé l’empire romain. Une philosophie qui, paradoxalement, s’adresse à tous et que chacun peut lire sans peine : les Lettres du premier, le Manuel du second et les Pensées du troisième font partie des best-sellers du XXIe siècle.

D’ailleurs, tous les psychologues cognitivistes vous le diront : l’époque est au stoïcisme. Si cela vous tente, commencez par tenir un journal intime et quotidien, suggère un spécialiste des TCC (thérapies comportementales et cognitives) : ce que vous avez fait de bien ; ce que vous avez fait de mal (prévoyez de la place) et ce que vous avez omis. Cela ressemble au programme des Alcooliques anonymes ? Entre autres ; mais le stoïcisme vaut mieux, beaucoup mieux que quelques recettes, aussi appétissantes soient-elles.

Comment peut-on être stoïcien ? À lire Épictète, ce n’est pas si courant dans la Rome de Trajan et Hadrien. “Montrez-moi un stoïcien, si vous en avez un. […] Montrez-moi un homme qui se trouve fait sur le patron des maximes qu’il énonce en babillant.”Pourtant, le b.a.-ba du stoïcisme paraît limpide : “Parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous. Dépendent de nous : jugement de valeur, impulsion à agir, désir, aversion, en un mot, tout ce qui est notre affaire à tous. Ne dépendent pas de nous, le corps, nos possessions, les opinions que les autres ont de nous, les magistratures, en un mot, tout ce qui n’est pas notre affaire.” Ainsi, la première phrase du Manueld’Épictète délimite une frontière.

En deçà, il y a les événements qui ne dépendent pas de nous : dans un avion secoué par les turbulences, il est indifférent que je pleure, tempête ou implore les dieux. À la rigueur, félicitez le pilote. Et si mon enfant meurt ? Se plaindre qu’un homme soit mort, c’est se plaindre qu’il ait été homme, répond Sénèque dans une lettre à un ami qui se lamente. Et il lui remonte les bretelles : “Que vous est-il arrivé d’incroyable, de nouveau ? Toutes les fois que vous vous direz : ‘Mon fils était encore enfant’, pensez aussi qu’il était homme ; c’est-à-dire un être à qui rien d’assuré n’a été promis, un être que la fortune ne conduit pas toujours à la vieillesse, mais qu’elle se réserve de congédier au point de sa carrière qu’elle juge convenable. Pleurez votre fils, dit Sénèque, mais subissez sans illusions.

Au-delà, on entre donc dans le territoire de ce qui dépend de nous –à savoir, dit Épictète, non pas les choses mais notre perception des choses, et comment celle-ci nous affecte. Voilà ce sur quoi chacun peut exercer sa raison. Avec au premier chef, le choix d’être vertueux, de mener la vie bonne qui suppose la triple maîtrise du jugement, de l’impulsion et du désir : voulez-vous participer aux Jeux olympiques, demande Épictète ? Si vous jugez pouvoir devenir un athlète de haut niveau, avec les sacrifices que cela suppose, alors n’oubliez pas que ce qui dépend de vous, c’est de participer, pas forcément de gagner. La vie bonne est rarement une dolce vita.

Reste l’entre deux. La zone grise où il est difficile de déterminer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Elle est plus large aujourd’hui qu’hier : le Cosmos stoïcien était immuable, pas le nôtre – et nous avons un effet sur le monde selon une boucle de rétroaction inimaginable pour un citoyen de l’Empire. Le stoïcisme est-il adapté aux temps qui s’annoncent ? Marc Aurèle écrit dans ses Pensées que “l’art de vivre tient plus de la lutte que de la danse”. Le stoïcisme est un art martial. Et pour éviter de le pratiquer avec vos proches, n’oubliez pas de planquer votre journal intime…

Sven Ortoli, Philosophie Magazine, mai 2021

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