Qu’est-ce que la pleine conscience ? Christophe André

S’arrêter et observer, les yeux fermés, ce qui se passe en soi (sa propre respiration, ses sensations corporelles, le flot incessant des pensées) et autour de soi(sons, odeurs…). Seulement observer, sans juger, sans attendre quoi que ce soit, sans rien empêcher d’arriver à son esprit, mais aussi sans s’accrocher à ce qui y passe. C’est tout. C’est simple. C’est la méditation de pleine conscience. Et c’est bien plus efficace que cela ne pourrait le paraître aux esprits pressés ou désireux de se « contrôler ».

Qu’est-ce que la pleine conscience ?

La pleine conscience est la qualité de conscience qui émerge lorsqu’on tourne intentionnellement son esprit vers le moment présent. C’est l’attention portée à l’expérience vécue et éprouvée, sans filtre (on accepte ce qui vient), sans jugement (on ne décide pas si c’est bien ou mal, désirable ou non), sans attente (on ne cherche pas quelque chose de précis).

La pleine conscience peut être décomposée en trois attitudes fondamentales. La première est une ouverture maximale du champ attentionnel, portant sur l’ensemble de l’expérience personnelle de l’instant, autrement dit, tout ce qui est présent à l’esprit, minute après minute : perceptions du rythme respiratoire, des sensations corporelles, de ce que l’on voit et entend, de l’état émotionnel, des pensées qui vont et viennent. La seconde attitude fondamentale est un désengagement des tendances à juger, à contrôler ou à orienter cette expérience de l’instant présent ; enfin, la pleine conscience est une conscience « non élaborative », dans laquelle on ne cherche pas à analyser ou à mettre en mots, mais plutôt à observer et à éprouver.

L’état de pleine conscience représente une modalité de fonctionnement mental qui peut survenir spontanément chez tout être humain. Différents questionnaires validés permettent d’évaluer les aptitudes spontanées à la pleine conscience ; l’un des plus étudiés, le MAAS (pour Mindful Attention Awareness Scale ou échelle d’évaluation de la pleine conscience) a été récemment validé en français par le psychologue Joël Billieux et ses collègues de l’Université de Genève. Il propose des questions telles que :

« Je casse ou renverse des choses parce que je suis inattentif ou parce que je pense à autre chose » ; «J’ai des difficultés à rester concentré sur ce qui se passe dans le présent » ; « J’ai tendance à marcher rapidement pour me rendre là où je veux aller, sans prêter attention à ce qui se passe durant le trajet ». Ces questions explorent nos capacités de « présence » ou d’absence (par distraction, préoccupation, ou tension vers un objectif) à tout ce que nous faisons. Mais l’aptitude à la pleine conscience peut aussi se cultiver : de nombreux bénéfices semblent être associés à cet «entraînement de l’esprit » que l’on nomme méditation de pleine conscience.

La pleine conscience est l’objectif de nombreuses pratiques méditatives anciennes, mais aussi de démarches psychothérapeutiques récentes. Voilà au moins 2000 ans que la méditation est inscrite au cœur de la philosophie bouddhiste. Et à peu près autant d’années que le mot existe dans l’Occident chrétien, mais avec un sens différent : chez nous, la méditation suggère une longue et profonde réflexion, un mode de pensée exigeant et attentif. Cette démarche, que l’on pourrait dire analytique, réflexive, existe également dans la tradition bouddhiste. Mais il y en a aussi une seconde, plus contemplative : observer simplement ce qui est. La première est une action, même s’il s’agit d’une action mentale (réfléchir sans déformer). La seconde est une simple présence, mais éveillée et affûtée (ressentir sans intervenir). C’est elle dont les vertus soignantes intéressent le monde de la psychothérapie et des neurosciences depuis quelques années. Le mot méditer vient d’ailleurs du latin meditari, de mederi, «donner des soins à»…

La méditation de pleine conscience représente en quelque sorte la première world therapy, pour reprendre le terme anglais se référant aux pratiques médicales rassemblant des influences diverses : racines orientales et codification occidentale. Nord-américaine, pour être plus précis, puisque les premiers à l’avoir importée dans le monde de la psychologie scientifique, et à lui avoir donné son assise et son rayonnement actuel, furent un psychologue américain, Jon Kabat-Zin, et un psychiatre canadien, Zindel Segal. Sous sa forme actuelle, la méditation de pleine conscience est le plus souvent dispensée en groupes, selon des protocoles assez codifiés comportant huit séances de deux heures environ, suivant un rythme hebdomadaire. Durant ces séances, les participants sont invités à participer à des exercices de méditation, qu’ils doivent ensuite pratiquer quotidiennement chez eux. À côté de ces exercices dits « formels », ils sont également invités à des pratiques informelles qui consistent tout simplement à prêter régulièrement attention aux gestes du quotidien : manger, marcher, se brosser les dents en pleine conscience, et non en pensant à autre chose ou en faisant autre chose dans le même temps. Enfin, à mesure que le programme se déroule, il leur est recommandé d’adopter la pleine conscience comme une attitude mentale régulièrement pratiquée, afin de bénéficier de parenthèses au milieu des multiples engagements dans l’action ou sollicitations existant au quotidien : il s’agit par exemple de profiter des temps d’attente ou de transports pour se recentrer quelques instants sur sa respiration et sur l’ensemble de ses sensations, ou de prendre l’habitude d’accepter d’éprouver les émotions désagréables (après un conflit ou une difficulté) plutôt que de vouloir à tout prix les éviter, en passant à autre chose, que ce soit le travail ou une distraction, pour se « changer les idées ». En ce sens, la méditation de pleine conscience se distingue par exemple de la relaxation : on ne cherche pas à éviter de ressentir des émotions douloureuses ou à les masquer, mais au contraire à les accepter sans les amplifier. On pourrait dire qu’il s’agit d’une sorte d’écologie de l’esprit, postulant que beaucoup de nos difficultés psychiques proviennent de stratégies inadaptées, fondées notamment sur le désir d’éradiquer la douleur (par le refus ou l’évitement). Pour paradoxal que cela paraisse, renoncer à ces stratégies permet souvent d’atténuer la souffrance plus vite et surtout plus durablement. Nietzsche ne soutenait-il pas que “La pire maladie des hommes provient de la façon dont ils ont combattu leurs maux.”

Quelle efficacité ?

Aujourd’hui, on dispose d’un nombre relativement important d’études scientifiquement valides (comparaisons avec des groupes témoins, répartition aléatoire des sujets, évaluation avant et après les séances, etc.) attestant de l’intérêt de la méditation de pleine conscience dans différents troubles médicaux ou psychiatriques. Ces études portent sur des domaines variés tels que le stress, la cardiologie, les douleurs chroniques, la dermatologie, les troubles respiratoires, et ont été conduites sur des populations diverses (patients ou étudiants). Ainsi, une étude du psychologue canadien Michael Speca à l’Université de Calgary, portant sur des patients cancéreux, a révélé des améliorations mesurables et significatives de l’humeur et de divers symptômes liés au stress, ainsi qu’une réduction de la sensation de fatigue. Une autre, conduite par Natalia Morone à Pittsburgh auprès de personnes souffrant de lombalgies chroniques, atteste une amélioration de la tolérance à la douleur et de l’activité physique (l’immobilisation des patients aggrave les lombalgies). En psychiatrie, on prête une attention toute particulière au programme associant thérapie cognitive et méditation, ou MBCT pour Mindful Based Cognitive Therapy, ou thérapie cognitive basée sur la pleine conscience.

Comme toujours, les poètes ont précédé les scientifiques dans la description de la pleine conscience. Voilà une fort belle description de l’écrivain autrichien Hugo von Hofmannsthaln (1874-1929), qui souligne la dimension non verbale de cet état mental (extrait de la Lettre de lord Chandos):

« Depuis lors, je mène une existence que vous aurez du mal à concevoir, je le crains, tant elle se déroule hors de l’esprit, sans une pensée ; une existence qui diffère à peine de celle de mon voisin, de mes proches et de la plupart des gentilshommes campagnards de ce royaume, et qui n’est pas sans des instants de joie et d’enthousiasme. Il ne m’est pas aisé d’esquisser pour vous de quoi sont faits ces moments heureux ; les mots une fois de plus m’abandonnent. Car c’est quelque chose qui ne possède aucun nom et d’ailleurs ne peut guère en recevoir, cela qui s’annonce à moi dans ces instants, emplissant comme un vase n’importe quelle apparence de mon entourage quotidien d’un flot débordant de vie exaltée. Je ne peux attendre que vous me compreniez sans un exemple et il me faut implorer votre indulgence pour la puérilité de ces évocations. Un arrosoir, une herse à l’abandon dans un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison de paysan, tout cela peut devenir le réceptacle de mes révélations. Chacun de ces objets, et mille autres semblables dont un œil ordinaire se détourne avec une indifférence évidente, peut prendre pour moi soudain, en un moment qu’il n’est nullement en mon pouvoir de provoquer, un caractère sublime et si émouvant, que tous les mots, pour le traduire, me paraissent trop pauvres. »

La pratique méditative régulière induit également des modifications favorables de l’activité électrique du cerveau mesurée par électroencéphalographie : le neuroscientifique Antoine Lutz de l’Université de Madison a constaté une augmentation des rythmes gamma (associés aux processus attentionnels et conscients) dans le cortex préfrontal gauche, une zone associée aux émotions positives. On a montré de longue date que la résistance à la douleur est accrue chez les adeptes expérimentés de la méditation Zen (proche de la pleine conscience). Or, à

l’Université de Montréal, le neuroscientifique Joshua Grant a récemment découvert que cette

capacité est associée à un épaississement du cortex cingulaire antérieur et du cortex somato-sensoriel, deux zones impliquées dans la perception de la douleur. Comment interpréter ces observations ? Il est possible que ces zones cérébrales se développent pour apprendre à  « gérer » les positions légèrement douloureuses – sensations de crampes et inconfort – imposées par la pratique zen. Il s’agit ici d’une modification de l’anatomie cérébrale : c’est une des manifestations du phénomène de neuroplasticité, où l’entraînement de l’esprit cher aux bouddhistes (entraînement dont font partie la méditation et la psychothérapie) finit par modifier le cerveau, comme le font d’ailleurs tous les apprentissages.

Méditer peut-il protéger contre les infections ?

Aussi bizarre que cela puisse paraître, oui. Le psychologue Claude Berghmans a ainsi montré qu’après un programme d’entraînement de huit semaines, l’organisme produit davantage d’anticorps suite à une vaccination antigrippale. Cela peut s’expliquer par le fait que la méditation augmente l’activité du cortex préfrontal gauche, et qu’il existe un lien maintes fois constaté entre les émotions positives et les réactions immunitaires. Une autre étude a révélé que des patients traités aux ultraviolets pour un psoriasis (une maladie cutanée chronique parfois invalidante), voient leurs lésions s’améliorer plus rapidement s’ils suivent simultanément des séances de réduction du stress par la pleine conscience (méthode MBSR). Là encore, des mécanismes d’action neuro-immunologiques de la pleine conscience ont été évoqués, quoique non démontrés : le stress stimulerait la production de cytokines (des molécules du système immunitaire) responsables des troubles cutanés. Chacun peut ainsi « travailler » sur son niveau de conscience, avec toute une série de bénéfices possibles. Mais tout individu possède aussi une tendance naturelle, plus ou moins prononcée, à éprouver spontanément de tels états de conscience pleine. Ceux dont l’aptitude spontanée à éprouver des moments de pleine conscience est la plus élevée, présentent une activité des zones cérébrales dites autoréférentielles, c’est-à-dire activées quand on réfléchit sur soi-même. Ces zones auto-référentielles sont particulièrement actives chez les personnes dépressives qui ruminent des pensées négatives dont elles sont le centre. De même, les personnes facilement en pleine conscience présentent une moindre activité de l’amygdale cérébrale, zone d’où sont lancés notamment les messages d’alerte émotionnelle, et qui est anormalement active dans les états anxieux et dépressifs. C. Berghmans a constaté qu’en cas d’exposition à des stimulations à connotation émotionnelle, on observe aussi chez ces sujets naturellement enclins à la pleine conscience une moindre réactivité de l’amygdale cérébrale droite, souvent associée aux émotions désagréables. Ainsi, la pleine conscience semble associée à une moindre tendance à se focaliser sur soi-même, ainsi qu’à une meilleure stabilité émotionnelle. Après avoir longtemps été cantonnée aux domaines de la spiritualité et du développement personnel, la méditation, notamment dans sa forme dite de pleine conscience, vient donc de faire une irruption remarquée dans le champ de la psychiatrie et des neurosciences (un courant d’études porte même le nom de «neurosciences méditatives »). Et la méditation connaît actuellement une vogue médiatique inédite jusqu’à présent. Quelles sont les raisons de ce succès ? Peut-être répond-il à des besoins fondamentaux? Introspection, calme, lenteur, continuité… Alors que nos conditions de vie tendent à nous priver de ces opportunités, nous imposant toujours plus de sollicitations, d’interruptions, d’agitation, il est peut-être salutaire que les pratiques méditatives nous aident aujourd’hui à éprouver une présence au monde fondée sur le recul et le ressenti non verbal : une forme de conscience attentive et tranquille…


Testez votre pleine conscience.

Vous pouvez avoir une idée de votre prédisposition à la pleine conscience en répondant aux questions suivantes par : Presque toujours, Très souvent, Assez souvent, Assez peu, Rarement, ou Presque jamais.

1. Je peux vivre une émotion et ne m’en rendre compte qu’un certain temps après.

2. Je renverse ou brise des objets par négligence ou par inattention, ou parce que j’ai l’esprit ailleurs.

3. Je trouve difficile de rester concentré sur ce qui se passe au moment présent.

4. J’ai tendance à marcher rapidement pour atteindre un lieu, sans prêter attention à ce qui se passe ou ce que je ressens en chemin.

5. Je remarque peu les signes de tension physique ou d’inconfort, jusqu’au moment où ils deviennent criants.

6. J’oublie presque toujours le nom des gens la première fois qu’on me les dit.

7. Je fonctionne souvent sur un mode automatique, sans vraiment avoir conscience de ce que je fais.

8. Je m’acquitte de la plupart des activités sans vraiment y faire attention.

9. Je suis tellement focalisé sur mes objectifs que je perds le contact avec ce que je fais au moment présent pour y arriver.

10. Je fais mon travail automatiquement, sans en avoir une conscience approfondie.

11. Il m’arrive d’écouter quelqu’un d’une oreille, tout en faisant autre chose dans le même temps.

12. Je me retrouve parfois à certains endroits, soudain surpris et sans savoir pourquoi j’y suis allé.

13. Je suis préoccupé par le futur ou le passé.

14. Je me retrouve parfois à faire des choses sans être totalement à ce que je fais.

15. Je mange parfois machinalement, sans savoir vraiment que je suis en train de manger.

À chaque question si vous avez répondu par : Presque toujours, comptez 1 point ; Très souvent, comptez 2 points ; Assez souvent, comptez 3 points ; Assez peu, comptez 4 points ; Rarement, comptez 5 points ; Presque jamais, comptez 6 points.

Faites la somme de vos points et divisez par 9. Vous obtiendrez, sur dix, votre score de prédisposition à la pleine conscience, d’autant meilleure que ce score sera élevé.

%d blogueurs aiment cette page :